Design in the expanded field
Entretien avec M/M par Lionel Bovier
1998

Aujourd'hui, le design, au sens large, est le lieu non seulement d'un important enjeu économique et culturel, mais également une interface où s'échangent des questions d'identités, de politiques de représentation et de redéfinition de modèles sociaux. C'est cette conception "élargie", comme on a pu le dire du cinéma ou de la sculpture dans les années 60, qui devrait nous conduire à réinterroger les frontières et les modèles structurant le champ du design graphique - et cela malgré le territoire encore restreint où se jouent ces modifications. C'est à cette enquête, en forme d'interrogation, que vise à contribuer le présent texte.

L'entretien reproduit ci-après a été réalisé à Lausanne, le 24 juin 1998, et réunit les deux concepteurs du catalogue de la Berlin Biennale où ce texte a été pour la première fois publié, ainsi que du présent magazine, Michaël Amzalag et Mathias Augustyniak (fondateurs de l'agence acronyme M/M à Paris). La discussion s'inscrit dans une série ouverte de débats sur la place du design dans le contexte socio-culturel d'aujourd'hui. Une première contribution, réunissant Cornel Windlin, graphiste indépendant basé à Zürich, Martin Heller, directeur du Museum für Gestlatung de Zürich et François Rappo, graphiste indépendant et responsable du département design graphique de l'Ecole cantonale d'art de Lausanne, a été réalisée en mars 98. La transcription de cet entretien était destinée au catalogue d'une exposition sur la scène artistique suisse contemporaine ("Freie Sicht aufs Mittelmeer", Kunsthaus, Zürich 1998, édition Scalo), et a servi de point de départ à celui-ci. Un certain nombre de problématiques soulevées à cette occasion, comme la place du créateur respectivement dans les domaines de la communication visuelle et de l'art contemporain, ainsi que la nécessité de réévaluer celles-ci à la lumière des mécanismes récurrents d'hybridation dont on constate largement les effets aujourd'hui, aussi bien dans la photographie que dans la mode, les espaces d'exposition, les magazines ou le champ de l'audiovisuel, trouvent ainsi d'autres réponses ici.

M/M Il faut rappeler, pour caractériser la position assez particulière qu'occuppe Cornel Windlin, qu'il a commencé par travailler pour Neville Brody, un des personnages-clés des années 80 en tant qu'il incarne parfaitement le changement de statut du graphiste dans cette décennie. Brody (comme Peter Saville et Malcolm Garrett) est en effet l'un des premiers à échanger l'identité du "prestataire de services" contre celle de "pop star" - une image que l'on retrouve dans la scène artistique anglaise des années 90. Si le graphisme s'est mis à exister en tant qu'activité spécialisée, c'est parce qu'il y avait un certain nombre de réseaux de communication à mettre en place et à faire exister (la publicité, les identités d'entreprise, etc..). Or, pour Brody, comme pour nous, ces espèces d'autoroutes de l'information sont déjà construites et ne demandent plus qu'à être utilisées. Il est ainsi devenu possible pour ces graphistes anglais de développer, dès le début des années 80 (à la sortie du "punk"), un travail qui enclenche un certain nombre de discours dépassant leur propre production. Les réseaux de communication devenaient pour eux autant de moyens d'expression disponibles et leur permettaient d'engager une réflexion sur la forme de la communication visuelle en tant que commentaire du contenu. Cornel, tout comme nous, hérite de cette situation. Et de cette liberté, de ce champ extrêmement ouvert, où il est possible tout à la fois de travailler pour un commanditaire, pour l'industrie et de livrer un commentaire sur le sujet de la communication dont nous sommes chargés. En quelque sorte, être graphiste nous apparaît aujourd'hui comme la meilleure position pour transmettre un point de vue sur le monde. Aujourd'hui: demain ou dans dix ans...on ne sait pas. Pour l'instant, cette position nous semble plus ouverte que celle de l'artiste ou de l'écrivain.

LB Est-ce parce que vous bénéficiez de plus de moyens, au sens économique du terme, c'est-à-dire de réseaux de diffusion efficaces et insérés dans l'industrie culturelle ?

M/M Oui, dans le sens de l'ouverture du champ et du public. Nous n'avons pas un public-cible, ni de lieux de diffusion fixes, comme c'est le cas pour l'art ou pour le cinéma. Nous avons la chance de pouvoir utiliser les différents réseaux de communication simultanément, tantôt des réseaux très spécialisés, tantôt grand public. Nous pouvons varier sans cesse la forme de nos interventions, parfois une image seule, parfois une contribution à des magazines de mode, parfois une conférence, parfois une campagne d'affichage mondiale...

LB On entend pourtant fréquemment des graphistes se plaindre d'être asservis, par telle ou telle commande, à des réseaux qui ont des règles de fonctionnement extrêmement précises.

M/M Evidemment, la commande est tributaire d'un réseau préétabli. Mais, je pense que ce que tu signales là relève du complexe récurrent du graphiste vis-à-vis de l'artiste, problème qui surgissait dans ta discussion avec Martin Heller et Cornel. A notre avis, ce n'est pas parce que l'usage d'un réseau demande qu'on en maîtrise les codes, que l'on ne peut pas y faire passer un message pertinent - il n'est que de regarder l'histoire de l'art, justement... Ce qui nous intéresse, c'est d'établir des dialogues avec les différents partenaires ou commanditaires, dialogues qui nous permettent de poser un certain nombre de questions qui nous intéressent. Pour cette raison, même si nous respectons le travail des artistes, nous avons pris le pari que ce que nous faisons est, d'une certaine manière, plus pertinent que ce qu'ils font. C'est que nous pensons être engagés dans la réalité, confrontés aux problèmes que se posent et se sont posés de nombreux artistes, mais avec les moyens de répondre à travers des réseaux de communication réels, de rendre compte d'une façon adéquate de ce qui se passe autour de nous. Nous vivons dans une société que plus personne n'a les moyens de remettre véritablement en question, sinon par l'utilisation de ses réseaux dominants. Le problème des artistes est d'agir à l'intérieur du champ confiné de l'art et de ses structures de diffusion.

LB Mais, c'est aussi à l'intérieur de cette zone protégée, cet espace d'impunité que l'artiste élabore des modèles, des projets et des discours qui font retour sur le réel sans avoir besoin d'être adaptés à l'échelle 1/1.

M/M Trop souvent, ces idées ne passent pas les frontières de ce champ préservé. Soit qu'elles ne réussissent pas à être adaptées pour résister aux contraintes des lieux de présentation de l'art, soit qu'elles ne survivent pas aux appels du marché. Les idées souvent excellentes proposées dans le champ de l'art restent au niveau de la modélisation. L'oeuvre de l'art existe en fait comme par défaut. J'ai toujours en tête cette image des scientifiques réalisant leurs calculs en négligeant les coefficients de frottement. Aujourd'hui, on ne peut plus négliger ces frottements. A force de mettre de côté ces forces dans leurs calculs, les chercheurs arrivaient toujours aux mêmes résultats. C'est ce que nous voulons éviter. Et nous pensons que pour cela, il faut déplacer le champ d'investigation.

LB On ne peut pourtant pas réduire le fonctionnement de l'art à celui de son système. Le mode d'existence d'une oeuvre n'est de loin pas aussi simple que vous le caractérisez: il ne s'agit pas d'un objet livré à un marché spécialisé, mais bien d'une production de valeurs (symboliques, philosophiques, esthétiques, idéologiques, etc.). En ce sens, l'oeuvre excède toujours le support dans lequel elle s'incarne ou le contexte dans lequel elle s'inscrit.

M/M Je ne suis pas sûr pour autant que l'art arrive à produire des valeurs dont l'intérêt dépasse le cadre du système. Le musée comme les galeries sont des institutions qui ont perdu leur sens. Lorsque nous faisons un catalogue pour Yohji Yamamoto nous avons l'espoir de pouvoir dégager des idées, des valeurs et des questions qui sont particulières à notre époque. On a une chance de poser une question pertinente parce que dépassant le contexte de cette production spécifique. La mode, ici, est un vecteur efficace pour cette question.

LB J'ai l'impression que vous décrivez parfaitement le fonctionnement d'une oeuvre d'art...

M/M Sauf que l'oeuvre, produite dans le contexte de l'art, n'échappe pas à celui-ci. Le contexte économique que fournit la galerie, son côté kermesse et petit commerce, le discours figé et "auratique" dans lequel l'institution muséale insère l'oeuvre, jouent en sa défaveur. De même, j'ai été frappé en visitant l'exposition "Passions Privées" au Musée d'art moderne de la Ville de Paris, il y a quelques années, de découvrir les photographies des contextes dans lesquels les oeuvres sont insérées: celui d'un appartement hausmannien où l'igloo de Mario Merz joue le rôle du crocodile empaillé ou du trophée de polo, comme celui d'un appartement "design" où le tableau abstrait équivaut au vase Sottsas. Finalement, c'est toujours la chaise de Le Corbusier, présente dans les deux types d'environnement, qui s'en sort le mieux, à mon avis. Est-il encore nécessaire d'encombrer le monde de tous ces objets? Pourquoi notre génération d'artistes que représentent pour nous Philippe Parreno, Angela Bulloch, Liam Gillick ou Dominique Gonzalez-Foerster, désireux de créer de nouveaux rapports au monde plutôt que des objets ou des situations figées, remettent-ils en question le système de l'art sans jamais le quitter? Pourquoi "font-ils avec", mais sans espoir que leur production ne franchisse l'épreuve du réel? Pour moi, Philippe Parreno aurait pu trouver des formes beaucoup plus fortes pour ses idées que celles que le système de l'art l'a souvent poussé à adopter. Le film de Pierre Huyghe, "Blanche Neige", fait partie des trop rares exemples de réussite totale d'une oeuvre - c'est-à-dire échappant réellement à ce système, excédant le caractère de simple proposition. Le musée ne fait-il pas exister des choses qui, soit auraient pu trouver une autre formulation, plus pertinente, à travers d'autres réseaux, soit qui ne peuvent plus exister sans lui? Le travail du graphiste, qui n'est pas soumis à ce principe de valeur ajoutée et qui tient compte dès l'abord de tous les coefficients de frottement, nous apparaît en cela comme une forme d'intervention plus pertinente.

LB Je comprends et je suis intéressé par cette position de laquelle vous semblez obtenir un plus grand champ d'action. Votre travail suscite d'ailleurs un intérêt dans le milieu de l'art, où il est jugé en fonction non pas de son degré de liberté vis-à-vis d'une commande, mais bien du questionnement qu'il engage avec un certain nombre de représentations dominantes dans notre société.

M/M Une image ne nous intéresse jamais en tant que telle. C'est ce qu'elle contient comme somme de dialogues préalables avec des interlocuteurs divers et ce qu'elle induit comme questionnement de ces valeurs qui en fait pour nous une image pertinente ou non. Nous serions bien empruntés d'exposer notre travail...

LB Mais vous l'avez pourtant fait au Consortium de Dijon.

M/M Oui, mais sous une forme "pédagogique". Il s'agissait de montrer au public le champ du graphisme aujourd'hui, pour nous.

LB En somme, vous mettez en avant une position de graphiste, mais dans un champ élargi, intégrant d'autres pratiques, d'autres savoirs, des engagements aussi bien politiques qu'esthétiques.

M/M Graphiste c'est simplement notre métier. Et il nous permet de transmettre un certain nombre de points de vue, d'engagements et de garder un rapport d'échelle réaliste au monde. Notre ambition, pour le dire de façon naïve, c'est de réinventer des rapports entre les individus à travers les réseaux de communication existants. C'est ce que nous essayons de montrer dans un catalogue de mode ou dans une campagne pour APC: quelle est la valeur d'un vêtement, quel est le sens d'une image de mode? Si nous arrivons à transmettre ce questionnement sans pour autant s'en remettre au principe facile de la modélisation, sans pour autant demander l'effort gigantesque de réactivation en dehors du contexte institutionnel qu'exige l'oeuvre d'art, la force de ce questionnement en est grandement augmentée. Parfois je me demande dans quel but nous archivons encore nos productions, reproduisant paradoxalement les vieux schémas que nous critiquonsÉ

LB Sans doute, parce que vous savez qu'un jour ou l'autre il sera possible de réactiver la pertinence de telle ou telle proposition, à l'occasion d'une exposition, par exemple, ou d'une publication, et que pour ce faire il est nécessaire de conserver les traces matérielles de cette production. De la même façon que les artistes critiquent le musée mais en ont besoin, finalement...

M/M Je préfère me dire qu'aller au musée c'est un peu comme aller au zoo voir un vieux lion qui ne bouge plus, qui ne peut plus niquer... Je me laisse encore une marge de latitude avant de penser sérieusement à cela! (Rires)

LB Qu'en est-il du catalogue de "Visions du Nord" pour le Musée d'art moderne de la Ville de Paris? Comment avez-vous envisagé cette question de la transmission d'un certain nombre de problématiques et d'une multitude d'informations que soulevait l'exposition?

M/M Nous avons réalisé un objet de séduction, quelque chose comme un produit de consommation assimilable par tous. Nous avons pensé le catalogue dans les mêmes termes que pour un album de Björk. L'idée est toujours de respecter un contrat sans pour autant éviter la contradiction, la critique ou le commentaire. Ici, les artistes se voyent attribuer à la fois une grande importance par la répartition de petits livres indépendants à l'intérieur du livre et un traitement graphique fort. L'ensemble reste un objet simple, de "divertissement de qualité" en quelque sorte et amplifie la réception de l'exposition. Parfois cette méthode échoue à convaincre le client. Ce fut le cas pour Sony, où nous avions proposé une image pour le secteur de recherches qui montrait une boîte d'oeufs cassés sur le sol. Dans d'autres cas, comme pour Yohji Yamamoto, les images ont posé certaines questions, renouvelant un intérêt autour de son travail , réévaluant en quelque sorte le potentiel d'une démarche qui semblait alors un peu datée 80.

LB Mais est-ce que l'art ou la mode n'offrent pas des interfaces privilégiées pour ce genre de réalisations et est-ce qu'il vous paraît possible de reporter cette méthode à une échelle mondiale, globalisante, sur des clients, précisément, comme Sony?

M/M Je ne sais pas, mais il faut essayer. Il y a une question d'échelle, pour éviter les dysfonctionnements. On ne marche jamais à côté d'une autoroute, c'est dérisoire et déprimant! Nous ne pensons pas travailler dans la communication de masse et nous sommes bien conscients de bénéficier d'un rapport privilégié avec certaines formes de communication. Il nous arrive quand même de produire des images-étalons, c'est-à-dire en prévision du recyclage dont elles vont être la cible, afin que, dans la cascade des copies, elles conservent quelque chose de leur état premier. Enfin, il est des domaines, comme le design d'information, où nous ne nous sommes jamais aventurés mais que nous apprécions beaucoup. Un plan de métro bien fait est quelque chose de très respectable. Je me souviens qu'il y avait un excellent plan de RER dans les trains de banlieue à Paris, il y a quelques années. Je pense qu'il s'agit d'un "objet d'art" au même titre qu'une statuette égyptienne ou africaine, c'est-à-dire produite dans des conditions extrêmement contraignantes et rendant compte d'une civilisation de façon synthétique.

LB Vous avancez ainsi une nécessité que l'on pourrait dire de "solubilité dans le réel". Est-ce que vous avez peur de l'effet "signature" que le travail de certains graphistes semble engager?

M/M Je ne pense pas que l'on puisse dire de notre travail qu'il est caractérisé stylistiquement. Il n'est pas question de "typo branchée", de cercles et de carrés ou de photographies de tel ou tel genre. Ce qui, à mon avis, fait que le travail est identifiable pour le public c'est la reconnaissance d'un certain nombre de questions récurrentes, même si ce sont des questions que beaucoup d'autres posent simultanément, comme, par exemple, Inez van Lamsweerde et Vinoodh Matadin, avec qui nous travaillons régulièrement. Nous ne sommes, par contre, pas d'accord avec la séparation qu'ils essaient d'établir entre leur travail pour la mode et celui pour les galeries - séparation qui lui fait perdre une grande partie de son intérêt lorsqu'il est arraché de son ancrage réel. Je pense que Paul Elliman, par son travail et son engagement pédagogique, Cornel Windlin, dans la plupart de ses projets et dans les ateliers que nous avons mené ensemble à l'Ecole cantonale d'art de Lausanne, GTF à Londres et bien d'autres, partagent cette méthode de travail.

LB Cette culture critique de l'image et des signes n'est-elle pas elle-même issue de pratiques artistiques?

M/M Il est certain que nous sommes redevables, dans l'acquisition de cette culture, des expériences menées dans l'art. Par le graphisme, nous avons été amenés à être attentifs à tous les signes, à l'histoire de l'art comme à celle du cinéma. De plus, dans notre atelier va passer, dans le même mois, des créateurs de parfums, des designers de mode, des photographes, des musiciens ou des directeurs de théâtre: cela nous force à une ouverture culturelle large. Et c'est précisément en regard de cela que nous nous disons que nous occupons une position pertinente: c'est presque par un cheminement logique de l'histoire de l'art que nous sommes aujourd'hui appelés à travailler dans le champ du graphisme. Pour prolonger cette analyse critique des signes quotidiens, plutôt que de se cantonner à produire des signes spécialisés et coupés de la réalité. Pour prendre l'exemple de ce catalogue que nous réalisons pour la Biennale de Berlin, nous sommes partis de l'idée d'un guide pour une des grandes capitales européennes. Nous voulions faire un objet fonctionnel, mais qui emprunte sa fonctionnalité ailleurs. Plutôt que de retracer un événement culturel, nous aimerions que cet objet suscite la réflexion du public sur la nature de la manifestation (intitulée "Berlin-Berlin", premier volet d'une suite de trois expositions constituant, avec les colloques et la publication, la Biennale), sur le rapport qu'il entretient à la ville et la signification même du guide vis-à-vis du phénomène urbain. Dans les modèles qui nous ont intéressés, produits dans les années 50-60, il s'agit toujours de pouvoir se retrouver vite et facilement et de dégager des informations, pas nécessairement objectives d'ailleurs. Il nous est apparu aujourd'hui sans intérêt de bloquer les discussions auxquelles invitent les différents chapitres du livre à une problématique locale. Comme aime à le dire Hans Ulrich Obrist, le local est global aujourd'hui et réciproquement... Chaque information ou bloc d'informations correspond à une entrée qui est aussi un chapitre. Tous ces mots-clés renvoient les uns aux autres et offrent une autre circulation à travers les différents sujets. Chaque contribution d'artistes est conçue comme un encart publicitaire dans les guides traditionnels ou comme les planches en couleur dans les vieux dictionnaires. Lorsqu'une page ne peut pas se terminer, pour des raisons rédactionnelles, nous avons mis en place des signes qui sont autant de "cales graphiques" et qui renvoyent à la ville de Berlin (la silhouette de la nouvelle Mercedes, la "Curry Wurst" ou le sigle gothique et un peu effrayant des pharmacies...). Ces hiéroglyphes sont organisés en textes et fonctionnent comme des commentaires supplémentaires. Nous intervenons ainsi avec nos moyens d'expression, soit sur les textes, soit sur le livre en général. Par ailleurs nous avons inclus, à la suggestion des organisateurs, des statistiques qui apportent un autre éclairage (qui se voulait peut-être, au départ, sérieux, mais que nous avons rendu un peu dérisoire...) et ajoutent à ces différents niveaux de lecture. Un emblème du type d'information qui nous intéresse, c'est la typographie marquant l'entrée de chaque section. Il s'agit de celle qui est utilisée pour les plaques minéralogiques allemandes et elle a suscité de très vifs débats parmi les designers. Stéphane "Pronto" Müller, le graphiste (d'origine suisse) avec lequel nous réalisons le catalogue et qui est en quelque sorte le relais du projet à Berlin, s'est occupé de la transcription digitale de ce caractère et nous en a raconté l'histoire. Ce que les designers reprochaient avant tout à cette "typo", c'était son absence totale de sens esthétique. Ils ignoraient ainsi, volontairement ou pas, qu'elle avait été créée par des ingénieurs sur des bases totalement différentes: son objectif était d'être infalsifiable parce qu'irrégulière et non déductible. Ainsi les canons esthétiques et l'idéologie bien-pensante de la "bonne forme" s'opposent ici à la fonctionnalité pure et technicienne. Un ensemble de questions importantes est ainsi soulevé par ces signes. Par là, on rejoint un peu notre fascination pour la cuillère à Canigou, que nous avons surnommée ainsi parce qu'elle est conçue pour pouvoir sortir les restes d'une boîte de conserve et parce qu'elle représente un chien rongeant un os. Cet objet nous fascine parce qu'il y a certainement beaucoup de gens qui ont travaillé à concevoir, réaliser et distribuer cet objet. Si des objets tels que celui-ci arrivent à être produits aujourd'hui, c'est à nous, designers, d'éviter qu'ils envahissent le monde et que ce genre de non-pensée nous déborde. Il est de notre devoir de faire réfléchir sur ces objets et de les contrer par autre chose qu'un simple commentaire issu d'un lieu protégé comme la galerie. Le commentaire ne suffit plus, aujourd'hui. Il faut produire autant d'images véhiculant une critique de ces signes qu'il existe de ces contre-valeurs en usage dans la société. C'est-à-dire énormément…

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